AIMER, Qu’est-ce que c’est ?
Il y a une singulière variété de sens du mot amour qui donne souvent lieu à des confusions. Lorsque je dis : « j’aime le chocolat », « j’aime la peinture de Van Gogh », « j’aime ma femme », ou « j’aime Dieu », le mot n’a pas le même sens ! On peut distinguer quatre niveaux de profondeur de cette expérience, correspondant à quatre dimensions de la personnalité.
Plaisir, émotion, sentiment et volonté
Le premier niveau est le plaisir ; aimer, c’est trouver du goût à être avec une personne. Le plaisir en soi, est une bonne chose. Mais, il a deux limites. Il peut être égocentré : c’est pour moi que j’éprouve du plaisir. Ensuite, il peut être superficiel. On peut éprouver du plaisir quand le cœur profond reste indifférent.
Si maintenant, je passe du senti au ressenti, l’amour peut-être une émotion. L’émotion est plus intérieure que le plaisir, elle peut me disposer à accueillir l’autre, elle peut être émerveillement par exemple, mais il se trouve malheureusement qu’elle est éphémère et qu’elle aussi peut être très superficielle. On peut aller d’émotion en émotion et rester à la surface des choses, ne pas effectuer de réel pas vers l’autre.
Le troisième degré m’ouvre davantage à l’autre : c’est le sentiment. Il est un attachement, une affection, une tendresse. Il ne relève pas seulement du plaisir mais de la joie. Il n’est pas seulement jouissance, mais réjouissance : de la présence de l’autre, du son de sa voix, de la lumière de son regard… Il est plus intérieur, mais il a aussi ses limites. Il est fragile, précaire, inconstant. Comme il est venu, il peut disparaître, ou même se renverser en son contraire, la haine. Il peut aussi ne pas aller très loin en direction de l’autre. On peut se complaire à le rechercher pour lui-même.
L’amour est aussi de l’ordre de l’action. Il est engagement de la volonté. Volonté, tel sera le quatrième terme, le plus intérieur, pour dire le mouvement de l’amour. La volonté est engagement de tout l’être, elle est décision, mise en œuvre. Elle est au cœur de l’amour. Le philosophe Alain disait : « Aimer, c’est vouloir aimer. » Quand je dis « volonté », je ne pense pas au volontarisme, c’est-à-dire à une volonté crispée sur elle-même ou froidement raisonnable. Je comprends ce mot comme la mise en œuvre du désir. La volonté, c’est le désir plus la décision. Décision d’accorder la priorité à l’autre, de tout faire pour qu’il vive. Ces quatre degrés ne s’opposent pas, mais le quatrième est le plus déterminant.
Amitié, désir, amour
L’amitié, ce sera le premier des trois noms que je retiendrai pour différencier trois formes fondamentales de l’amour. L’amitié est le lieu d’une double révélation : en même temps que je reçois la révélation du prix de la présence de l’autre, je suis révélé à moi-même. L’amitié est le lieu d’une double révélation : en même temps que je reçois la révélation du prix de la présence de l’autre , je suis révélé à moi-même. L’amitié est concorde, accord des cœurs, ou, pour reprendre une expression de Montaigne, « convenance de volontés ». Elle s’appuie sur ce qu’il y a de meilleur en chacun pour viser ensemble un bien, une valeur. Aristote définissait l’amitié par un terme très riche, la koimonia, c’est-à-dire la communauté. C’est en mettant en commun, par la parole, par le don, par les actes de dévouement, que l’on fait exister le lien. L’amitié ménage et respecte cet « entre » nous, elle intègre la distance entre les personnes. Elle reste à bien des égards le modèle de l’amour, dont elle est peut-être la forme la plus lumineuse.
Il existe une deuxième sorte d’amour où la distance entre les personnes devient souffrance et est le lieu de naissance d’une tension. Tension vers l’un, vers l’union ou l’unité totale. Le partage, la Parole ne suffisent plus, l’autre devient chair. Son corps m’apparait dans sa densité, son obscurité, sa profondeur. Je suis pris dans cette tension corps eet cœur, âme et chair. Je suis pris du désir de plonger en l’autre, de connaître sa substance intime. Il s’agit là d’une deuxième forme d’amour, l’amour de désir, en grec, l’amour eros. C’est la forme qui touche le plus intime de notre être, puisqu’elle engage la chair, le corps vécu de l’intérieur, et spécialement la sexualité. Le désir est un des ressorts les plus légitime des relations entre les êtres sexués que nous sommes. Il contribue par exemple à nous en faire percevoir le charme et la beauté. C’est parce qu’il engage le plus intime des corps dans leur totalité, jusqu’aux sources de la vie en eux, que sa mise en œuvre appelle une relation qui soit à la hauteur de ce que ses gestes signifient. Gestes de don, d’abandon, d’amour mutuel qui ne trouvent tout leur sens que dans le contexte d’une relation de don réciproque. L’amour-eros est appelé à prendre forme dans une relation unique, qui se construit à travers le temps.
Un amour d’un autre ordre
Qu’en sera-t-il alors de tous ceux pour lesquels nous n’éprouvons spontanément ni amitié, ni désir ? La Bible et la Parole chrétienne, dès l’origine, ouvrent un troisième champ à l’amour : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? » demande Jésus (Mt 5, 46) Ailleurs, il raconte une histoire : « un homme descendait de Jérusalem à Jéricho ». Vous connaissez la parabole du Bon Samaritain (Lc 10) Le Samaritain s’est il découvert un sentiment d’amitié pour le blessé ? Il ne le connait pas. Aurait-il eu du désir pour lui ? Il serait ridicule d’y penser. S’il s’agit bien d’amour, il ne peut s’agir que d’un amour d’un autre ordre : un amour pour l’inconnu généreux et désintéressé. Il s’agit de l’amour agape, terme que nous traduisons par charité. Il consiste à aimer l’autre, comme un frère ou comme une sœur.
Le texte est clair, il ne s’agit pas d’éprouver du sentiment, mais de poser les mêmes actes que si l’on en éprouvait. Le sentiment ne se commande pas, mais les actes eux peuvent être commandés. Le voilà, l’amour qui peut faire l’objet d’un commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. », autrement dit, tu feras tout pour que l’autre vive, tu dépenseras sans compter pour que l’on presse soin de lui… ou tu prendras toi-même soin de lui. Il s’agit là d’un choix fondamental d’un engagement de la liberté. Mais, nous sentons bien que ce vouloir vient de plus loin et plus profond qu’une décision rationnelle ou un choix intellectuel. Dire que le samaritain agit par amour, c’est dire qu’il n’agit pas seulement par devoir.
Au cœur de l’amour, un mouvement de foi
Aimer quelqu’un, c’est se réjouir qu’il existe. Derrière le terme de « réjouissance », il y a celui de « reconnaissance ». Se réjouir qu’il existe, c’est avoir reconnu son existence comme unique porteuse d’un mystère qui rayonne dans l’éclat de regard comme une étoile dans la nuit. « Je t’aime » signifie : « Tu as du prix à mes yeux. » Comme le rappelait Jean Vannier : « aimer quelqu’un, c’est lui révéler sa beauté. »
L’Evangile commande d’aimer son prochain « comme soi-même ». Mais, il va plus loin que la lettre de ce commandement, puisque, lors de son dernier repas, Jésus affirme : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » Jn 15, 13. Donner sa vie, c’est accepter de la perdre, et plus précisément de renoncer à la posséder. Mais, me direz-vous, pour aimer, pour donner sa vie, il faut être vivant, il faut être soi-même, avoir de la consistance. C’est le grand paradoxe de l’amour. Le don de soi n’est pas une attitude suicidaire. Il prend sa source dans une expérience heureuse de la vie. C’est parce que la vie est bonne que cela a du sens de la donner. L’amour vrai n’est pas la suite désespérée d’un vide pour s’accrocher à l’autre comme à une bouée de sauvetage. On aime mieux si on accepte paisiblement ses limites et l’on sait se pardonner à soi-même.
Nous avons dit que l’amour était reconnaissance. Mais, de qui, de quoi ? D’un reflet de soi-même en l’autre, comme la psychologie le dit parfois ? Il serait un peu pauvre d’en rester au stade de Narcisse, amoureux de son image… Quand j’aime en vérité, ce n’est pas seulement mon miroir que je trouve en l’autre. Je devine en lui, en elle, ce jaillissement de la vie dont j’éprouve en même temps la naissance en moi. C’est dans la vie, près de la source, que nous nous rejoignons. Le mouvement qui nous porte vers les autres vient de Dieu, de la source de l’amour-agape. Au cœur de l’amour, plus profond que le sentiment, le désir ou la volonté, au cœur même de celle-ci, il y a un mouvement de foi, de confiance en l’autre, en soi-même, entre nous aussi, en une source de vie et d’amour plus constante que les aléas de notre désir ou de notre vie psychologique.
Des non-croyants peuvent vivre de cette foi. Ils font le pari fondamental de croire en l’amour comme un don actif et reçu. Le propre du chrétien est de pouvoir nommer la source en question, en communion avec d’autres. Il est de « reconnaître », comme le dit st Jean, cette source et de l’aimer.
Alors, ce que nous aimons en l’autre, ce n’est pas seulement le reflet de nous-mêmes, ni celui de l’autre, mais le reflet de Dieu. Et nous découvrons que la meilleure voie pour être réconcilié avec soi-même, pour « s’aimer soi-même », est de faire l’expérience que l’on est aimé. Aimé radicalement, par un acte créateur, qui suscite à chaque instant ce qui me fait absolument unique.
Xavier Lacroix, théologien
1/ Qu’est ce qui raisonne pour vous dans ce texte ?
2/ Depuis votre première rencontre, quels sont les étapes de l’amour que vous avez traversées ? Racontez les-vous.
3/ Qu’est-ce que l’autre vous a révélé de vous-mêmes ?
4/ En quoi cet amour que vous vivez vient-il de Dieu ?